Germaine Ollier
Témoignage recueilli en octobre 2011
"Passer 46 ans dans une profession tant aimée est déjà quelque chose d’inoubliable ! Avoir travaillé à l’Imprimerie Union, d’abord rue Méchain, ensuite rue Lecourbe reste mon plus beau souvenir professionnel : un merveilleux épisode de ma vie.
En 1957, lorsque je suis arrivé à Paris, après avoir été typographe et claviste monotypiste en province, mon souhait était de trouver une imprimerie pas trop éloignée de mon domicile. Ligne n°6 Nation – Etoile. Je repère sur une liste d’imprimeries équipées en "Monotypes" : Union, 13, rue Méchain. Station Saint-Jacques à quatre stations de Nationale où j’habite … Lorsque je me suis présentée dans le bureau du directeur, j’étais très impressionnée et trouver des mots pour lui demander s’il avait besoin d’une claviste ne fut pas chose facile ! Après m’avoir écouté il me posa une question à laquelle je ne m’attendais pas : « Mademoiselle, êtes-vous syndiquée ? » Le rouge montait à mes joues car je ne savais pas comment interpréter cette phrase … puis me ressaisissant, un oui est sorti de ma bouche. « Cela me satisfait, me dit-il avec un sourire rassurant, car je tiens absolument à ce que tout mon personnel le soit. »
Quelques jours après, j’ai composé mes premiers textes dans une petite pièce possédant quatre monotypes dont une équipée d’un alphabet russe. Un vieux monsieur venait parfois y composer des manuscrits. Je me souviens qu’un jour Louis Barnier est venu me demander de terminer un texte inachevé pour compléter la bobine. Je n’osais pas, cela me semblait si difficile … mais voilà, notre patron savait nous parler et ses demandes étaient présentées si naturellement… comment refuser ! Après quelques heures laborieuses, j’ai réussi à composer les pages manquantes. Cela m’avait procuré un réel plaisir : celui d’avoir rendu service, tout simplement.
C’était bien rue Méchain ! Nous avions beaucoup de travail mais tout se passait agréablement dans une ambiance sympathique où régnait une solidarité que je n’ai jamais retrouvée ailleurs. Rue Méchain, c’était comme une petite famille. Dans l’atelier monotype régnait l’esprit "Amour" du métier. A l’époque les monotypistes étaient principalement des femmes possédant des CAP typographes. Nous aimions le beau et le bon travail. Nous mettions tout notre cœur pour obtenir la perfection dans la composition des textes. C’était une priorité. L’orthographe restait aussi une préoccupation permanente. A l’Imprimerie Union, les clavistes composaient de façon réfléchie afin que la lecture des livres soit agréable à l’œil. Il fallait pour cela veiller à ce que l’espace distribué entre les mots ne soit ni trop large, ni trop serré, avec une attention particulière pour les coupures en fin de lignes. Quel bonheur de voir les beaux livres qui portaient la griffe Union. Cela nous remplissait de fierté. Nous partagions vraiment tout cela ensemble et lorsque des clients envoyaient des compliments pour certaines réalisations, Louis Barnier ne manquait jamais d’en parler à son personnel. J’ai toujours pensé qu’il nous aimait bien. Il avait confiance en nous … nous en lui.
Ce que j’ai toujours admiré chez lui, qui n’était pas "un directeur comme les autres", c’est sa simplicité, sa délicatesse, sa discrétion, son humilité. En 1958, je me suis mariée civilement à la Mairie du 19e. Il faisait très froid ce jour-là. Je me souviens qu’à la sortie de cette courte cérémonie à laquelle assistaient quelques parents et témoins, j’ai vu arriver vers moi, un joli bouquet à la main, notre patron venu me féliciter. A l’imprimerie, j’avais très peu parlé de cet évènement mais il avait su et s’était déplacé. J’ai souvent revu cette scène car elle m’avait certes, procuré une gêne passagère, mais aussi un petit bonheur auquel je ne m’attendais pas. J’étais depuis si peu dans la famille Union… Je ne savais pas encore que Louis Barnier était quelqu’un d’aussi délicat et si près de ceux qui partageaient sa vie professionnelle.
Plus tard, pendant ma grossesse, en 1959, il prenait souvent de mes nouvelles et s’inquiétait de me voir sortir à midi surtout lorsque la neige recouvrait les trottoirs du quartier. Un jour, j’étais revenue de déjeuner avec des larmes plein les yeux. Rue Saint-Jacques, en passant devant la Maison de la Presse, le gros titre d’un journal annonçait que Gérard Philippe était mort. Cela m’avait bouleversée. En rentrant dans l’atelier, je n’avais pas prononcé un mot … personne n’osait me demander ce que j’avais. En début d’après-midi, Louis Barnier est venu dans notre service et mes collègues m’ont raconté qu’il avait aussitôt fermé la porte car il s’était rendu compte que je fermais les yeux. Lorsqu’il a croisé une claviste un peu plus tard, il a demandé si j’étais souffrante. Lorsqu’il a su les raisons de ma tristesse tout notre service a eu la surprise de la voir arriver et d’entamer avec tact une conversation sur le cinéma en évoquant la grossesse de Brigitte Bardot dont tous les journaux se gaussaient. Ce fut très convivial et dans des moments comme ça, on oubliait parfois qu’il était notre patron. Il était gentil Louis Barnier ! Très humain, il savait écouter les autres … et les écoutait bien.
Il était aussi très reconnaissant. Je me souviens d’une conversation où il évoquait sa vie à Millau. Lorsqu’il a parlé de sa mère, c’était avec une tendresse infinie et l’entendre parler de ses études réussies grâce au courage de celle qui faisait des heures de ménage pour payer ces dernières, m’avait profondément bouleversée. Il savait aussi que, grâce à sa femme, son entrée dans notre belle corporation du Livre, lui avait permis de mettre en valeur ses dons d’artiste, ce qui valait à notre patron l’admiration méritée de tous, avec au premier plan, celle de son personnel. Lorsque je suis partie pour mon congé "maternité" (donc 6 semaines avant la naissance prévue autour du 22 février 1960), toute l’équipe était venue me dire plein de belles choses en me recommandant surtout de faire attention à moi et profiter au maximum du repos accordé. Trois jours après, ma fille naissait. C’était le 23 janvier. Rien d’inquiétant, le docteur s’était trompé d’un mois lorsqu’il surveillait ma grossesse. A l’Union, on a longtemps parlé de cette naissance qui, d’après beaucoup de collègues qui romançaient gentiment à ce sujet, aurait pu avoir lieu au sein même de l’imprimerie…
Jusqu’à l’âge de six ans, ma fille a grandi en entendant parler "Union". A la maison, dans la bibliothèque, elle connaissait les livres qui venaient du "travail de maman" comme elle disait, et c’était très important à ses yeux. Lorsque je partais au travail le matin, elle mettait dans mes poches des bonbons pour donner à mon "patron gentil". Elle m’entendait souvent parler de lui et, sans le connaître, il était devenu pour elle une personne familière. De 1957 à avril 1961, j’ai pris le chemin de la rue Méchain avec un entrain qui n’a jamais faibli. Fin 1961, (nous étions depuis avril rue Lecourbe), j’ai rangé dans la bibliothèque la plaquette de vœux Prophéties sur les animaux raisonnables et irraisonnables (exemplaire 105). Elle est toujours là, avec les Souhaits Ridicules de 1962 (149).
La période du changement vers la rue Lecourbe fut pour moi un moment difficile, un vrai pincement au cœur. J’ai toujours regretté l’atelier de Méchain qui était certes, beaucoup plus petit, mais tellement "cocon". Nous n’avons pas souffert du déménagement puisque nous étions en congés pour quelques jours. Autant ne pas voir … Notre patron était très inquiet surtout pour le transfert des machines à imprimer, et sincèrement on pensait à lui. Il avait, malgré tout ce bouleversement, penser à réaliser des cartes très originales (Méchain - l’astronome ; Lecourbe – le général. Il était vraiment super comme patron ! Une fois l’installation terminée rue Lecourbe nous avons repris nos activités là-bas. Les services claviers et fondeuses étaient au premier étage. Nous y accédions par un escalier en haut duquel se trouvait une immense passerelle. Pour regagner notre service, nous passions devant le bureau de Louis Barnier, qui avait juste quelques pas à faire pour venir à la salle "composition". Tout le rez-de-chaussée était réservé aux machines à imprimer. C’était très impressionnant.
J’ai quitté à regret (en 1967) l’Union où j’avais réalisé de se belles compositions destinées à des catalogues magnifiques (texte avec des familles telles que Garamond, Didot, Vendôme, Gothique et mon chouchou Baskerville). C’était magnifique ! Reste qu’il est difficile d’imaginer tout ce qui a pu sortit sur les bobines de nos monotypes… La tache était immense car notre savoir-faire avait une renommée des plus flatteuses et les clients venaient nombreux. Petite confidence que j’ai eu l’occasion de constater. Si une claviste mono se présentait en disant qu’elle avait "composé" à l’Union, elle recevait un très bon accueil !
J’ai replongé récemment dans la plaquette de vœux 1963 : La vache au pré noir. Au fil des années la jaquette noire, malgré tous mes soins, a sali le papier d’Arches dans lequel sont gardés précieusement la lettre de l’imprimeur à un peintre, la réponse de celui-ci, etc... Pour moi, cette plaquette est une merveille que je connais bien. A l’époque de la composition de ces beaux textes, je pouvais réciter tout le passage où s’avançait le troupeau de vaches… j’adorai ! Je me souviens très bien de cette période. Toute l’imprimerie était en effervescence, c’était incroyable. Le patron et les imprimeurs ne faisaient plus qu’un. L’osmose totale et le recueillement dans les rangs pendant les essais de couleurs. Il fallait vraiment être amoureux de son métier pour sortir indemne d’un tel exploit. Aux claviers, l’heure était aussi à la concentration. Les 24 équations n’étaient pas faciles à composer et nous avions pris notre temps pour éviter toute erreur. Devinez ce que j’ai découvert : un doublon. Il y a 25 équations d’imprimés. La dernière ligne de l’énumération est en trop. Elle figure déjà 6 lignes plus haut. Au téléphone, je vous avais raconté la nuit de travail pour boucler un travail pour l’Unesco. Nous avions, avec une claviste amie qui habitait tout près, accompli cela pour que notre patron puisse tenir ses promesses. Jamais je n’ai regretté, franchement jamais. Nous lui devions bien ça à notre poète typographe… et même au poète tout simplement car il connaissait par cœur de très beaux textes de Verlaine, Prévert.
J’ai lu, avec un intéressement mêlé de nostalgie un nombre important de textes concernant le parcours de notre "Union" et de son regretté Louis Barnier. J’ai relevé des phrases belles à croquer. Un papier est amoureux de l’encre ou ne l’est pas. Les noces mystérieuses de l’encre et du papier. Les Chines et les Japons d’Iliazd sont follement amoureux. Joies sensuelles procurées par les papiers d’autrefois. Moi, j’ai été amoureuse de mon métier, et lorsque je parle de celui-ci avec mes amis, ils disent que je suis une passionnée. Ça me fait plaisir… parce que c’est vrai."